Tout le monde ou presque connaît cet insecte (1) appelé cerf-volant ou encore Lucanus cervus par les zoologistes. C'est le plus gros coléoptère (2) d’Europe. Il est présent sur tout le territoire français. Cependant il est peu abondant. On connaît surtout le mâle avec ses grandes mandibules, la femelle, beaucoup moins et encore moins la larve. Nous allons voir pourquoi, il est important de protéger cette espèce et les autres insectes coléoptères proches.
1 - Insecte : animal ayant 6 pattes insérées sur le thorax. L’abdomen est constitué de segments comme le veut l’étymologie (in-secta).
2 - Coléoptère : insecte dont les deux premières ailes sont rigides et appelées « élytres ». Après le stade larvaire, il y a un stade quasi immobile, la nymphe.
« Cerf-volant » : Ce coléoptère est appelé ainsi parce que les impressionnantes mandibules du mâle font penser aux bois des cervidés mâles. Par analogie, la femelle est appelée Grande biche. La comparaison a ses limites, puisque la femelle du lucane a des petites mandibules alors que la biche (femelle du cerf) n’a pas de bois du tout. Aussi bien chez ce coléoptère que chez les cervidés, on parle de dimorphisme sexuel. Cette abondante ramure est plutôt embarrassante. Si la sélection naturelle a conservé ce caractère, c’est grâce au comportement des femelles qui sont attirées par les mâles qui les portent (sélection sexuelle). C’est aussi parce que les mâles s’affrontent et ainsi seuls les plus forts, c’est-à-dire ceux qui ont les plus grandes mandibules, s’accouplent et transmettent leurs gènes à leur descendance.
Le cerf-volant entomologique a son homonyme aérodynamique. Malgré l’orthographe, le cerf-volant fabriqué par les enfants en colonie de vacances et qui vole au-dessus de nos têtes sur la plage est totalement étranger à notre coléoptère : Autrefois on écrivait « serp-volant » pour serpent-volant ; allusion à la queue du cerf-volant qui ondule. C’est l’homophonie qui a engendré cette erreur orthographique, malheureusement officialisée.
« Lucane » : Pline l’Ancien (3) a décrit le Lucane : « On connaît une grande espèce de scarabée à cornes très longues, dont les extrémités fourchues et dentelées se ferment à volonté pour pincer(...). Nigilus l’appelle Lucanus. » Nigilus était un érudit qui appelait ces insectes des Lucaniens parce qu’on observe ces insectes en Lucanie (une région d’Italie).
3 - Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, Livre XI, ch. XXXIV.
La taille des mandibules dépend de la qualité de l’alimentation et s’explique par le phénomène de croissance allostérique. Une bonne nourriture hypertrophie les mandibules. Voici quelques chiffres donnés par André Lequet (4) : M = Taille des mandibules, C = Taille du reste du corps
mâle M C M/C n°1 26 46 0,56 n°2 14 35 0,4
On comprend que chez les individus de petite taille, la taille des mandibules fait moins de la moitié du reste du corps ; chez les individus de grande taille, elle fait plus que la moitié.
4 - André Lequet, croissance allostérique : https://www.insectes-net.fr/lucane/luc2.htm
Le lucane se reproduit au mois de juillet. On peut voir le mâle voler le soir. Une originalité, il vole le corps disposé à la verticale. Les adultes meurent après la période estivale de reproduction. Ce qui fait que la durée de vie de l’adulte est courte, comparativement à celle de la larve.
La larve du lucane est aussi impressionnante par sa taille, jusqu’à 7 cm. C’est une larve « mélolonthoïde », c’est-à-dire un gros ver blanc recourbé (5). Repliez votre index et vous aurez une idée de sa taille et de son allure. Elle se nourrit de bois mort : elle est dite « saproxylophage » (6). Elle vit pendant 3 à 6 ans dans les vieilles souches des arbres dans les haies ou en forêt.
5 - Le qualificatif « mélolonhoïde » vient d’un mot grec μηλολόνθη (melolonthe) qui veut dire hanneton.
6 - Saproxylophage, du grec ancien σαπρός (sapros) qui veut putride et ξυλοφάγος (xulophagos) qui veut dire mangeur de bois.
La larve et la femelle peuvent être facilement confondues avec d’autres coléoptères, notamment le Dorcus qui a le même mode de vie. Le Dorcus est appelé petite biche. Pour les distinguer, le lucane adulte (mâle ou femelle) a des élytres lisses à reflets marron ; chez le Dorcus, ils sont noirs et mats. Il est, par contre, quasiment impossible de distinguer la larve du Lucane de celle du Dorcus.
Le Lucane cerf-volant est sur la liste rouge des espèces menacées de UICN (7) et dans l’annexe 2 de la Directive Habitats-Faune-Flore (espèces d’intérêt communautaire). Le Dorcus parallelipipedus est aussi protégé. On évite ainsi la destruction de lucanes du fait de la difficulté à les distinguer des Dorcus au stade larvaire. L’un comme l’autre sont interdits de destruction. Impossible donc de détruire une larve ou une femelle de Cerf-volant en arguant du fait qu’on a confondu avec un Dorcus. Le problème est que bien souvent on découvre les larves de ces deux espèces de scarabées en tronçonnant un vieux tronc d’arbre mort. Si cela arrive, il faut laisser les larves en place et recouvrir la base du tronc avec une planche pour les mettre à l’abri des prédateurs.
7 - UICN : Union Internationale pour la Conservation de la Nature
Les larves sont consommées par d’autres coléoptères carnivores comme les cicindelles. Les adultes seraient la proie des pies.
La larve mélolonthoïde caractérise les coléoptères du groupe des scarabées. Dans ce groupe, nous avons :
a) Les dorcus (ex : Dorcus parallelipipedus) et le pique-prune (Osmoderma eremita), qui vivent de bois mort comme les lucanes,
b) les hannetons (ex : Melolontha melolontha) qui se nourrissent de racines,
c) les cétoines (ex : Cetonia aurata) qui vivent dans le compost,
d) les bousiers (ex : Scarabaeus laticollis) qui incorporent les excréments dans le sol.
La plupart des larves mélolonthoïdes recyclent la matière organique (bois mort, excréments, compost) et ne nuisent pas à l’agriculture. Seule la larve des hannetons présente un danger pour les plantes cultivées. C’est pourquoi, cette espèce a fait, aux siècles précédents, l’objet d’une lutte intensive, officiellement demandée par l’État et appelée hannetonage. Malheureusement, le jardinier sait rarement distinguer les différentes larves mélolonthoïdes et ainsi larves de lucanes, de dorcus, de cétoines, toutes inoffensives, sont prises pour des larves de hanneton et donc détruites. La plupart de ces larves transforment la matière morte en compost. Les adultes rendent aussi des services, ainsi les cétoines butinent et participent à la pollinisation des plantes à fleurs.
Le Lucane cerf-volant est une espèce protégée au niveau européen. Sa démographie est conditionnée par la présence du bois mort dans les forêts et dans les haies champêtres. La Normandie et particulièrement le département de La Manche était abondamment pourvues de haies. Malheureusement beaucoup ont été détruites dans la seconde moitié du XXe S. "Le bocage bas-normand a perdu 46% de son linéaire entre 1972 et 2010, soit environ 2700 km/
an » (8). Voilà pour les aspects quantitatifs. À proximité des villes, dans les lotissements créés, on a transformé les haies bocagères en haies citadines dont la qualité n’est pas la même. L’esthétique pavillonnaire est préjudiciable aux insectes xylophages. Le lucane a peu de chance de vivre dans un lotissement :
a) Ces haies contiennent parfois des résineux ou des espèces exotiques qu’il apprécie peu ;
b) Elles sont trop bien entretenues, les citadins y appréciant peu la présence de bois mort indispensable à la larve.
Le lucane, tout comme le Dorcus et autres insectes xylophages sont victimes de la « peur de la nature », pour reprendre le titre de François Terrasson. Philippe St-Marc craignait que «la nature se termine par un gigantesque alignement de jardinets proprets » (voir bibliographie Nature). Une grande partie de la réduction de la biodiversité s’explique par la volonté d’embellir et de nettoyer la nature. "Un entomologiste est très triste dans un jardin bien géré..." (Alain Baraton). » Un jour, lors d’une visite en forêt organisée par l’ONF, un visiteur demanda au guide : « Pourquoi vous ne nettoyez pas le sous-bois ? Pourquoi vous ne brûlez pas tout ce bois mort ? » Cette conception « hygiéniste » de la nature, heureusement, est aujourd’hui moins fréquente. C’est plus difficile, cependant devant un pavillon péri-urbain.
Pourquoi brûler n’est pas la solution ?
Signalons qu’il est interdit de brûler bois mort et détritus dans les jardins urbains et péri-urbains.
Brûler apporte de la matière minérale au sol. En effet la cendre est riche en nitrate, phosphate, potasse..., éléments indispensables aux végétaux verts. A contrario, brûler revient à ôter de la matière nutritive aux xylophages et par voie de conséquence aux insectivores qui s’en nourrissent.
Il y a deux façons de nourrir le végétal :
a) le processus naturel et long qui consiste à permettre aux êtres vivants d’assurer la minéralisation de la matière organique. Ceux-ci sont les détritivores et les décomposeurs qui transforment progressivement la matière organique (comme le bois mort) en matière minérale, seule nourriture possible pour les végétaux. On le voit, ce processus a besoin de la biodiversité pour fonctionner. L’agriculture biologique, la permaculture et la forêt vierge utilisent ce processus.
b) le processus court qui consiste à apporter directement la matière minérale aux végétaux. C’est ce qui se passe avec le brûlis. Ici, pas besoin de biodiversité. Ce processus est utilisé par l’agriculture chimique (conventionnelle).
8 - Anouk Aubry, Mise à jour de l’étude statistique des haies en Normandie, Université de Rouen, 2016.
Concrètement, il nous faut favoriser la diversité des insectes xylophages dont le lucane fait partie. Comment ?
a) En forêt et en bocage :
Jadis l’Office National des Forêts abattait les arbres malades en forêt par peur de la contamination de ces insectes aux arbres sains. Maintenant, on les maintient dans les forêts domaniales. C’est aussi l’intérêt de protéger les arbres, notamment les chênes, pluri-centenaires, dans le bocage.
b) Dans les jardins des particuliers : Entre la propreté maniaque et la "forêt vierge", il existe sûrement un moyen terme. Si le jardinier veut produire des légumes, il lui faut bien nettoyer un peu. Plutôt que nettoyer, disons « gérer » la démographie botanique dans le potager. On évitera donc l'envahissement par un désherbage manuel en prenant soin d'utiliser les plantes arrachées en compostage ou comme paillage. Il est possible de mettre en place des composteurs : les larves de Cétoine dorée adorent le compost. Il est possible de laisser quelques vieilles souches dans la haie du potager : les larves de lucane adorent le bois mort.
Bernard Langellier, professeur de SVT à la retraite, le 31-08-2018.
https://www.quelestcetanimal.com/coleopteres/la-petite-biche/
Vidéo « Au pays des lucanes » de André Lequet :
https://www.youtube.com/watch?v=tZMLiFkMCvk
file:///Users/bernardlangellier/Documents/00nouveauSite/insectes/coleopteres/lucane.htm
Taille des mandibules :
https://www.quelestcetanimal.com/coleopteres/lucane-cerf-volant/
https://www.insectes-net.fr/lucane/luc2.htm
François Terrasson, La peur de la nature, Sang de la Terre, 1988. Philippe St-Marc, Socialisation de la nature, 1971.
https://www.ouest-france.fr/normandie/saint-denis-sur-sarthon-61420/saint-denis-sur-sarthon-une-haie-condamnee-par-la-justice-5809294
http://www.donnees.normandie.developpement-durable.gouv.fr/pdf/RAPPORT/ rapport_bocage_2012.pdf
http://observatoire.parc-naturel-normandie-maine.fr/bocage_diachronique.php
http://observatoire.parc-naturel-normandie-maine.fr/bocage.php#